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A la recherche de François de Fossa

© Copyright 2005 by Matanya Ophee.

 

Mesdames, messieurs, avant tout, je voudrais vous prier de m’excuser à l’avance pour ma prononciation imparfaite de votre belle langue. Cela fait déjà plusieurs années que j’ai été invité à parler en français, et je suis définitivement inapte à l’exercice.

 

Ce dont je vais vous parler, ce n’est pas une discussion musicologique, mais une histoire de détective. Le sujet n’est pas comment j’ai découvert François de Fossa, mais plutôt comment lui, compositeur/guitariste, vivant au début du XIXème siècle, m’a trouvé en dépit des barrières du temps.

 

Il y a trente ans environ, j’habitais à Concord, New Hampshire. Parmi mes loisirs habituels de cette époque je jouais de la guitare dans un petit ensemble de musique de chambre. A ce moment-là, il n’y avait guère de musique pour guitare et autres instruments, et très rapidement nous avons fait le tour du répertoire existant, les quintettes de Boccherini, le quatuor de Schubert, le trio de Kreutzer, les œuvres de Paganini et d’autres pièces du même genre. Il était temps d’en rechercher d’autres.

En fouillant dans une librairie je trouvais le Catalogue Thématique de l’œuvre de Boccherini par Yves Gérard. Et dans cet ouvrage je trouvais une information au sujet de la symphonie en Ut majeur de Boccherini qui incluait une partie de guitare dans l’orchestration. Cela paraissait intéressant , alors j’écrivis à la « Bibliothèque de l’Opéra » à Paris, où était gardé le manuscrit autographe. Ils m’envoyèrent un microfilm de la partition intégrale. A cette époque de ma vie, je n’étais pas musicologue, mais juste un musicien exécutant, gagnant sa vie comme pilote de ligne. Je n’avais réellement aucune idée de quoi faire avec un microfilm, jusqu’à ce qu’un de mes amis musicien me suggéra d’aller à la bibliothèque publique locale où il devait y avoir des machines pour lire les microfilms. La visite à la bibliothèque fut un échec. Ils n’avaient aucun lecteur de microfilms, car après tout, c’était une toute petite ville où il n’y avait aucune demande pour ces sortes de machines, mais ils me suggéraient d’aller à la State Library (bibliothèque d’État) du New Hampshire, où ils auraient certainement ce dont j’avais besoin. La ville de Concord est la capitale du New Hampshire, et la State Library est le dépositaire officiel de tous les documents légaux et politiques, les différents journaux locaux, le recensement cadastral et divers autres documents très éloignés de la musique.

En m’approchant de la bibliothécaire référente de la State Library, prêt à l’interroger au sujet des lecteurs de microfilms, je remarquai derrière elle une petite armoire pour des fiches de catalogue avec un écriteau qui disait :

Musique

C’était étrange pour un archivage de documents légaux de la région, alors je demandai à la bibliothécaire si elle savait quelque chose au sujet de cette armoire avec musique. Elle se retourna, la regarda avec une surprise absolue, et me dit :

  • je ne l’avais jamais vue auparavant.

  • Vous voulez dire qu’elle a été installée derrière vous il y a quelques minutes ? demandais-je

  • Non —répondit-elle— Je suis assise à ce bureau depuis 27 ans, et elle a toujours été là, mais je n’avais jamais remarqué que l’écriteau disait MUSIQUE.

 

Alors, avec son autorisation, j’ai commencé à lire les fiches. C’était apparemment une très grande collection de musique qu’un bon citoyen avait léguée à la State Library une génération ou deux précédemment, et personne n’y avait porté attention. J’ai immédiatement trouvé une collection de musique pour guitare. Une partie était la musique de compositeurs que je connaissais bien, avec des pièces que j’ai jouées toute ma vie, mais quelques-unes étaient entièrement nouvelles pour moi. Une de celles qui a attiré immédiatement mon attention était une composition pour guitare, variations sur les Folies d’Espagne par un certain François de Fossa, dont je n’avais jamais entendu parler avant. J’ai obtenu des copies de la musique et les emportai chez moi pour les jouer.

 

 

Il existe de nombreuses variations sur le thème des Folies d’Espagne, mais celui-ci fit instantanément monter ma tension. La seconde variation était une pièce que j’avais connue toute ma vie comme une Étude originale de Campanelas de Francisco Tárrega.

 

 

 

 

 

 

Ah ! me disais-je, c’est clairement un cas de plagiat. Comment ce Français a-t-il volé une œuvre musicale du grand Francisco Tárrega ? Ou était-ce le contraire ?

 

Je savais que Francisco Tárrega était né en 1852 et décédé en 1909. La première étape était de trouver quand ce de Fossa était en vie. Les dictionnaires et encyclopédies habituels n’étaient d’aucun secours. Les dictionnaires généraux n’en faisaient pas du tout mention, et ceux qui étaient consacrés à la guitare le mentionnaient simplement comme un guitariste amateur du début du XIXème siècle. Tout en cherchant cette information, je commençais à rechercher plus de musique de Fossa et, en peu de temps je compilai une collection considérable de pièces de diverses bibliothèques. En examinant ces ressources très riches , j’ai rapidement réalisé que ce compositeur inconnu était en fait un acteur majeur de son époque, un acteur qu’il fallait faire revivre et mettre en lumière.

 

Le goût de de Fossa dans la composition musicale, à en juger par les œuvres que l’on connait, se tournait directement vers la musique de chambre avec d’autres guitares et avec les instruments à cordes et le piano. Ses compositions originales montrent un solide niveau de sophistication musicale. Ce n’était pas une simple répétition de formules, mais une tentative de créer une musique originale en phase avec son époque.

Les compositions de de Fossa montrent une richesse exceptionnelle de matériel mélodique et de drôles de surprises y sont dispersées. Des rythmes syncopés souvent liés à des pédales dissonantes, des dynamiques inattendues, des tours de passe-passe harmoniques, des modulations inhabituelles et fréquentes dans une riche texture du type de dialogue, tout ceci contribue à créer une musique vibrante et intense.

 

 

Le compositeur connaissait bien la guitare ; l’écriture est idiomatique techniquement et exploite une large variété de ressources instrumentales. Assurément, son travail montre un goût certain dans le traitement des schémas classiques et un haut niveau de technique compositionnelle.

Une de ces compositions de de Fossa que je trouvai alors était ses variations sur La Tirolienne , Op. 1.

 

 

 

Sur la page de titre de cet ouvrage, le compositeur est ainsi décrit :

 

 

 

En parlant de mes préoccupations avec un ami, celui-ci m’apprit qu’il y avait une œuvre du guitariste espagnol Dionisio Aguado, les Trois Rondeaux Brillants op 2 , qui étaient dédicacé à « Mon ami François de Fossa »

 

 

Une description identique de ses liens avec l’armée comme sur la page de titre des Follies d’Espagne. Ainsi, si de Fossa et Aguado étaient amis, ils étaient manifestement de la même génération. Je savais qu’Aguado était décédé en 1849, ce qui signifie sans équivoque que la petite étude de Campanella n’a pas été empruntée à Tárrega par de Fossa, mais exactement l’inverse. Alors, qui était cet homme ?

 

 

Pour trouver la réponse à cette question, je partis pour Washington et j’y passais cinq mois à travailler dans la Library of Congress, en examinant plus de 5000 livres sur l’histoire de l’Armée Française dans cette énorme bibliothèque. J’ai même trouvé une histoire du 23ème régiment de ligne, mais la seule pièce d’information pertinente que je pus glaner était qu’en 1823 le régiment était commandé par le

Comte de Montboissieur, un nom que je connaissais car les trois quatuors op 19 de de Fossa lui étaient dédiés. Mais pas un mot sur de Fossa lui-même.

 

J’étais sur le point d’abandonner et de rentrer chez moi, lorsque tout à coup, j’ai réalisé que j’étais en train de regarder dans la mauvaise direction. Oui, mon homme était officier militaire, mais avec le préfixe « de » accolé à son nom, il pouvait aussi appartenir à une famille de la noblesse. Alors je cherchai dans plusieurs dictionnaires de la noblesse française , et assez rapidement, j’ai trouvé un livre intitulé Dictionnaire des Familles Françaises, où j’ai trouvé la liste de deux différentes familles portant le nom de de Fossa. L’une descendait des Huguenots et était basée à Poitiers, et l’autre était à Perpignan. Le chef de cette famille était un professeur de droit à l’Université de Perpignan nommé François de Fossa décédé en 1789. Quelques années avant sa mort, il fut anobli par Louis XVI. Naturellement, cet homme ne pouvait pas être celui à auquel Aguado avait dédicacé sa musique.

 

Alors j’avais le choix. Je pouvais me diriger au Nord à Poitiers ou au Sud à Perpignan. Mais peut-être parce que je suis guitariste, je savais que la plupart des choses de valeur dans l’histoire de la guitare et dans son répertoire étaient créées par des guitaristes Catalans, de Fernando Sor à Miguel LLobet et Emilio Pujol. J’ai décidé d’essayer d’abord Perpignan.

 

Ma première étape était le 12ème étage de la bibliothèque du Congrès, où ils gardent les coordonnées téléphoniques de toutes les villes du monde. Nous sommes encore en 1979, et Internet n’existe pas encore. Je trouvai l’adresse des Archives Départementales des Pyrénées Orientales à Perpignan et je leur adressai une lettre.

 

Je leur demandais ceci : voici ce que je sais : un militaire qui est aussi musicien, et un professeur de droit à l’université, tous deux nommés François de Fossa. Que pouvez-vous me dire à leur sujet, et ont-ils une quelconque relation de famille ?

 

Sous quinze jours je reçus de leur part un gros paquet avec l’inventaire complet du Fond de Fossa de leurs archives, et la réponse que ces deux personnes avaient vraiment des liens. C’étaient le père et le fils.

 

J’étais à Perpignan en 48 heures.

 

Je passai un semaine passionnante à travailler aux archives, construisant pas à pas une image complète de la biographie de cet homme étonnant. Rien qu’en lisant les 300 lettres qu’il écrivit à sa sœur Thérèse Campagne pendant 27 ans, à partir de son exil en Espagne et à Mexico, j’ai pu appréhender profondément le caractère et la personnalité de ce gentleman.

 

François de Fossa est né à Perpignan le 31 Août 1775. Son père, nommé aussi François de Fossa, était l’un des historiens les plus importants du Roussillon. Il était un juriste distingué, à la tête de la faculté de droit de Perpignan et un écrivain prolifique.

 

On ne connaît pas grand-chose de l’éducation du jeune François. Mais absorbé par l’érudition et l’apprentissage qui imprégnaient la maison où il a grandi, on ne peut qu’en déduire qu’il a été exposé à la culture musicale dès sa jeunesse.

 

Après la déflagration de la Révolution française, de Fossa émigra rapidement en Espagne où il rejoignit l’armée espagnole comme Volontaire dans une compagnie d’Officiers de l’Armée Française et Gentilhommes de la Noblesse, appelée Légion des Pyrénées . Il y servit depuis la création du bataillon en 1793 et participa à bon nombre de ses campagnes. En 1796 il fut appelé par Miguel d’Azanza, à ce moment ministre espagnol de la guerre , pour servir directement sous ses ordres. En 1798 D’Azanza fut nommé Vice-Roi de Mexico par Carlos IV et il emmena de Fossa avec lui. Après avoir passé quelque temps dans les villes de Mexico et Puebla, de Fossa rejoignit la compagnie d’infanterie à Acapulco comme « Cadet Gentilhomme ». En 1800 il fut promu au grade de second Lieutenant. Il rentra en Espagne sur ordre du Roi en 1803. Après plusieurs nominations et promotions militaires, il fut assigné au Ministère des Indes comme Chef de Bureau. Finalement, il rejoignit son régiment avec le grade de Capitaine. Lors de la Bataille de Grenade, le 29 janvier 1810, il fut prisonnier des Français, emmené à Madrid où il fut libéré sur parole par Joseph Bonaparte et assigné par celui-ci à son ancien poste du Ministère des Indes. À la chute de Bonaparte en 1813, il s’enfuit en France avec l’armée française qu’il rejoignit en tant que Capitaine. De Fossa retourna en Espagne, cette fois-ci du côté français en prenant part à la campagne du Duc d’Angoulême en Catalogne en 1823. A la fin de cette campagne, il fut promu au rang de Chef de Bataillon, et en 1825 devint Chevalier de la Légion d’Honneur. Plus tard, il a participé à la guerre contre l’Algérie. Il se retira du service militaire en 1844. François de Fossa est décédé à Paris le 3 Juin 1849.

 

Il semble que de Fossa a déjà commencé à composer pour la guitare en 1808. Dans une lettre écrite de Madrid cette même année à sa sœur à Perpignan il raconte ses tentatives pour relever son maigre salaire gouvernemental en composant de la musique pour guitare. Il raconte aussi que certains de ses quatuors ont été joués en public et qu’il était surnommé le Haydn de la guitare par ses admirateurs.

Mais en 1808 Madrid n’était pas le meilleur endroit pour mener une carrière musicale et il réalisa rapidement qu’il devait chercher fortune à travers d’autres professions. De Fossa n’a jamais réellement fait de la musique sa carrière à plein temps. Cela ne l’a pas empêché de composer, et avec le temps, de publier en France et en Allemagne un nombre considérable d’oeuvres musicales.

 

En parlant avec l’archiviste de Perpignan, je lui demandai où il avait eu tout ce matériel. Il l’avait reçu 20ans auparavant d’une vielle dame à Marseille qui était une descendante directe de la famille. Il avait conservé son adresse et son numéro de téléphone, mais il n’ »tait pas sûr que cette dame soit toujours en vie.

 

J’appelais.

  • « Madame de Fossa ?

  • Oui. »

 

Cette réponse me donna la chair de poule, et pendant quelques secondes je restais sans voix. C’était, pour moi, comme si j’appelais Madame Mozart et que j’obtenais la même réponse. Je finis par me reprendre et j’expliquais à cette dame que j’étais un musicologue américain étudiant l’histoire du compositeur François de Fossa, qui avait dû être son grand-père, et je serais enchanté d’avoir la chance de la rencontrer et de lui poser quelques questions. Elle me répondit immédiatement que j’étais en train de perdre mon temps, quand à elle, car il n’y avait jamais eu de musicien dans la famille, mais seulement des militaires. Mais j’insistait et lui demandait de bien vouloir m’accorder enfin cinq minutes. Elle accepta finalement mais en me prévenant que le lendemain elle était très occupée , car elle avait un sérieux problème de plomberie dans sa salle-de bains, et que le propriétaire refusait de le réparer, et que son fils allait venir et régler l’affaire avec le propriétaire récalcitrant.

 

Je ne savais pas trop dans quel genre d’ennuis je m’embarquais. J’étais très inquiet à ce sujet, mais en tant qu’ historien , la chance de rencontrer un descendant direct d’un compositeur du début du XIXème siècle, était si puissante et stimulante, que je jetais ma prudence aux orties et pris le train pour Marseille.

 

 

Le jour suivant, à10 heures pile, je me présentai et sonnai à sa porte. La porte s’ouvrit, et quelque chose d’incroyable arriva. L’instant d’avant j’étais dans le bruit et l’agitation du Marseille moderne du XXème siècle, et dès que j’avais franchi la porte, j’étais transporté au XIXème siècle, comme dans une machine à remonter le temps. Et j’ai immédiatement réalisé comme j’avais eu tort en l’imaginant la veille.

Odette de Fossa d’Ornano était une vieille dame de 96 ans à ce moment-là, une petite femme mais avec un regard clair et vif, l’image même de la noblesse.

 

 

Elle me permit aimablement d’examiner la multitude de dessins et de portraits suspendus aux murs de l’appartement, tout en continuant à m’avertir que d’un moment à l’autre son fils allait arriver pour régler le problème avec le propriétaire. Il s’avérait que son fils était l’un des meilleurs avocats en France, connu sous le nom de Maître Roland d’Ornano.

Une des images sur le mur attira mon attention. C’était un petit camée ovale montrant un jeune homme en uniforme militaire.

Elle ne savait pas qui était cet homme, et ce pouvait être son père, lui aussi militaire. Je savais que ce n’était pas possible, car son père devait être militaire au début du vingtième siècle, et le peu que je savais des uniformes militaires suggérait qu’il s’agissait d’un officier d’une période bien antérieure.

 

Je lui demandais la permission de photographier le camée, ce qu’elle m’a autorisé à faire. Alors j’ai pris congé d’elle, pour ne pas m’imposer davantage.

 

En rentrant chez moi, j’ai développé la photo et commencé à l’étudier.

 

 

J’ai cherché dans des bibliothèques des informations sur l’uniforme militaire français, et il était évident que c’était celui d’un chef de bataillon.

 

 

 

J’ai alors identifié les trois médailles sur la poitrine de l’officier et elles correspondaient parfaitement aux médailles que François de Fossa avait reçues comme il était indiqué dans ses documents militaires qui faisaient aussi partie des archives de Perpignan, l’ordre de Saint Louis, l’Ordre de San Fernando et la légion d’honneur. Mais cela pouvait correspondre à n'importe qui, et pas forcément mon compositeur.

 

 

Par chance, il m’était possible de montrer cette photo à Vladimir Tarasiuk à New-York, personne qui toute sa vie était conservateur des uniforme militaires au Musée de L’Hermitage à Leningrad. Il regarda l‘image et dit :

C’est un chef de bataillon de l’armée française entre 1815 et 1825, qui appartenait au 23ème régiment de ligne.

 

Je savais que François de Fossa appartenait au 23ème régiment, mais comment, lui, Vladimir Tarasiuk, pouvait-il le savoir ? c’est très simple, dit-il. Le numéro du régiment est toujours inscrit sur les boutons de la tunique.

 

 

C’était la preuve définitive qu’il s’agissait du portrait d notre compositeur. Plusieurs années après, je rencontrai à Marseille Maître Roland d’Ornano, le fils d’Odette de Fossa, et il m’a aimablement donné le second portrait du compositeur, image qui est connue maintenant dans le monde entier, et je dois dire, le seul portrait en couleur du guitariste compositeur du début du XIXème siècle.

 

Soit-dit en passant, je ne suis jamais allé à Poitiers.

 

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