La carrière du juriste François Fossa est exceptionnelle

Né en 1726 à Perpignan, sa précocité fut remarquable. A dix-huit ans il participe au concours de recrutement de la chaire de droit civil vacante à l’université. Deux ans plus tard celle de droit canon lui est attribuée. Il s’impose rapidement. Ses cours soigneusement argumentés, clairs, lui attirent le respect, une large audience, et la confiance de ses collègues. A trente-trois ans il est recteur de la faculté de droit et recteur de l’université. Aussi, lors des cérémonies organisées en 1759 à l’occasion du centenaire du rattachement du Roussillon au royaume de France, fut-il le porte-parole des professeurs de l’université que le pouvoir royal entendait mettre en exergue et dans sa prise de parole il glorifia le monarque ainsi que le commandant en chef de la province, le maréchal de Mailly. Fin connaisseur des subtilités du droit public catalan resté en vigueur en Roussillon après son annexion, il fut sollicité par la noblesse dans le conflit qui l’opposait aux bourgeois honorés. Particularité catalane étrangère à la société française, l’assemblée municipale de Perpignan comme celle de Barcelone disposait du droit de créer des bourgeois-nobles, une catégorie intermédiaire entre la noblesse et la roture dont l’acquisition constituait une étape quasi obligée dans l’ascension sociale – au XVIIIe siècle le pouvoir royal s’arrogea cette prérogative. La « vieille noblesse » française contestait son appartenance au second ordre. La question divisa les élites de la province un demi-siècle durant. Fossa s’engagea dans des recherches de longue haleine, réunit près d’un millier de chartes afin de justifier les droits du second ordre. Un corpus imposant, unique, matériau de ses ouvrages et de l’ébauche de la partie diplomatique d’une Histoire du Roussillon resté inachevée. Il fit don de la majorité d’entre elles au cabinet royal et y gagna la noblesse. Ce don justifia officiellement en effet son anoblissement patronné par le garde des sceaux Miromesnil. Ce dernier, dans une lettre adressée au secrétaire d’État en charge du Roussillon, le maréchal de Ségur, avance comme mérite principal de Fossa d’avoir réuni « les matériaux de l’histoire et le monument du droit public du Roussillon […] Ses riches portefeuilles… feront une partie précieuse des collections que je destine à perfectionner notre histoire. » Les lettres d’anoblissements données par Louis XVI à Versailles au mois de décembre 1786 sont vérifiées par le Conseil souverain et juridiquement efficientes au mois de mars suivant. François Fossa meurt le 6 août 1789, deux jours après la nuit du 4 août dont il ne put recevoir la nouvelle.

Fossa, un parcours exemplaire, dépourvu d’aspérités. Un jeune homme doué, précocement appelé à jouer les premiers rôles à l’université au rayonnement de laquelle il contribue, devenu une référence et un recours en matière de droit public de la Catalogne et du Roussillon pour l’administration comme pour la société, dont la réputation, dépassant les frontières de la province, est connue jusqu’à Versailles, ce qui lui vaut d’être élevé à la noblesse. L’éminent juriste ou les vertus de la voie universitaire dans le Roussillon du XVIIIe siècle. Un cas unique, qui, si on l’examine avec attention, prend tout son relief et sa dimension lorsqu’on le replace dans l’histoire du Roussillon au sein de la séquence originale qui va du traité des Pyrénées (1659) à la veille de la Révolution (1789).

Fossa ou le couronnement d’une ascension sociale

Au-delà de ses qualités personnelles, Fossa donne d’abord à voir un exemple d’ascension sociale remarquable, accompli en moins d’un siècle. Au moment du traité des Pyrénées les Fossa résidaient à Saint-Laurent-de-Cerdans. Pere (son bisaïeul), cloutier de son état, se maria l’année même de l’annexion du Roussillon. On sait l’importance de l’industrie du fer dans le haut Vallespir, ainsi que le rôle tenu par les travailleurs du fer dans la révolte des Angelets, motivée d’abord par le refus de la gabelle du sel, qui au fil des mois prit une tournure ouvertement anti-française. Pere en fut. Il participa au siège de la capitale du Vallespir, Céret (1670), épisode marquant de la révolte qui ne s’éteignit pas avant le milieu de la décennie 1670. Ses deux fils quittent la montagne et le fer, viennent s’installer à Perpignan. L’année de la mort de leur géniteur ils se marient. L’ainé épouse la veuve d’un menuisier natif du sud des Pyrénées, le cadet convole avec la fille de celle-ci. Leur fils Joseph, né en 1690, put aller à l’université, étudia le droit et devint avocat auprès du Conseil souverain. Cela lui permit de faire un mariage gratifiant. Il épousa Francesca Jaubert, fille d’un notaire connu, membre du corps des « mercaders », lui-même en voie d’ascension sociale car son épouse était fille d’un patricien. En raccourci, de la montagne excentrée à la capitale, du fer à la plus haute dignité académique : un siècle exactement sépare le mariage de l’arrière-grand-père cloutier et le discours du recteur de l’université prononcé lors de la célébration du centenaire du rattachement du Roussillon à la couronne de France.

Le cas des Fossa éclaire sur les dynamiques sociales postérieures au traité des Pyrénées. Au moment de l’annexion le Roussillon ne comptait guère plus de 60 000 habitants et Perpignan probablement moins de 5 000. Des mutations se produisent au sein de la population, consécutives aux choix faits pendant les guerres : des départs vers le sud (2 000 ?), des arrivées (1 000 ?). La stabilisation fut lente, entravée par l’incertitude du sort réservé à la province (serait-elle échangée contre un autre territoire ?), une conjoncture climatique et économique difficile, la présence de troupes nombreuses, sans compter le tarissement des relations avec le Principat. Ceci, quasiment jusqu’à la fin du règne de Louis XIV. Ces conditions peu favorables n’ont cependant pas fait obstacle à la mobilité sociale. Au contraire. La guerre et ses retournements de situations y contribuèrent. Afin de s’assurer des soutiens, chaque camp s’employa à conférer des titres et des honneurs, jamais retirés une fois acquis. Pour les Fossa, d’extraction rurale et modeste, la voie fut plus traditionnelle : gagner la ville. Perpignan, si l’on considère la taille de sa population, était une des rares villes (la seule ?) à posséder deux institutions remarquables : un Conseil souverain et une université. Le premier, récemment créé par le nouveau pouvoir, était encore en voie de consolidation. La seconde, beaucoup plus ancienne, victime des troubles, périclitait. On ne saurait trop insister sur leur importance, le soin mis par le pouvoir royal à les conforter, à les mettre en valeur, et sur leur rôle dans la province au XVIIIe siècle. Un exemple, postérieur il est vrai à l’insertion citadine des frères Fossa, en dit long. D’après les registres de capitation il y avait environ quarante avocats auprès du conseil en 1740. A la veille de 1789 ils étaient près d’une centaine. L’étude des patronymes montre qu’il s’agissait essentiellement d’hommes nouveaux. On aperçoit là l’importance, pour le destin du futur juriste, de l’investissement dans des études universitaires, puis du choix de l’accès au barreau auprès du Conseil souverain ; des signes manifestes d’une stratégie d’ascension sociale.

Une séquence originale de l’histoire du Roussillon

Couronnement de cette stratégie, François Fossa bénéficia également de conditions d’existence moins sombres que les générations qui l’avaient précédé. Durant près de trois siècles s’étaient succédés une crise profonde tout au long du XVe siècle comme dans l’ensemble de la Catalogne, l’affrontement entre les rois de France et les Habsbourg après l’accès de ces derniers à la couronne d’Espagne, la défiance croissante puis la rupture entre Madrid et le Principat, sur fond d’insécurité (le « bandolérisme ») et de profondes divisions. L’issue de la guerre de Succession d’Espagne et l’installation des Bourbon à Madrid mirent un terme à cette suite délétère sur laquelle les populations n’eurent jamais aucune prise, au prix, il est vrai, pour le Principat, d’un profond traumatisme symbolisé par le décret de la Nova Planta (1716). On ne saurait trop insister sur les effets à court comme à long terme de l’évènement. Les Pyrénées, leur partie orientale plus particulièrement, cessent d’être le théâtre d’opérations militaires et de mouvements de troupes. La continuité dynastique permet aux Pyrénées, pour reprendre une expression parfois employée en géopolitique, de passer du statut de « zone chaude » à celle de « zone froide ». Entendons par là qu’elles ne constituent plus une frontière conflictuelle. D’aucuns, avant la fin du XVIIIe siècle, iront même jusqu’à imaginer l’effacer. Ainsi le maréchal de Mailly. Voulant améliorer la route conduisant en Espagne il envisagea un instant de faire travailler ensemble au passage du Perthus trois cents Français et trois cents Espagnols « sans délimitation du terrain et sans marquer les limites des deux royaumes ». François Fossa appartient à la première génération qui depuis près de deux siècles n’avait connu ni les troubles, ni la guerre. Par ailleurs, la conjoncture économique s’éclaircit, comme dans l’ensemble des pays méridionaux. Une reprise démographique s’amorce dont les effets commencent à devenir perceptibles au milieu du siècle. Perpignan atteint près de 10 000 habitants. Le pouvoir royal n’aura de cesse de les attribuer à la paix retrouvée. Il renforce, certes, sa dense administration à l’instar de ce qui existait dans les autres provinces du royaume – une nouveauté pour le Roussillon resté relativement sous-administré jusque-là comme le reste du Principat –, mais engage aussi une véritable politique de séduction à l’égard des élites. Celle-ci prend un relief particulier lorsqu’on se rappelle la dégradation des relations entre le Principat et la monarchie espagnole au XVIe siècle puis dans la première moitié du siècle suivant, génératrice d’incompréhension, de défiance, puis de rupture. Elle avait conduit à la « desunió », la noblesse catalane par exemple se plaignant amèrement de n’avoir pas bénéficié des « grâces » de la monarchie. Les relations nouées sur place et du côté du royaume de France sont d’un autre type et d’une autre qualité. On pourrait produire de nombreux exemples. Prenons ceux de François Fossa et de Joseph Jaume, de cinq ans son cadet, professeur de droit civil à l’université (1757), nommé à la chaire de droit français en 1787, et successeur de François Fossa au décanat de l’université après sa disparition. En 1766 ils sont à Toulouse, assistent à une séance du Parlement. On les fait asseoir « dans le parquet, face aux gens du roi », une marque de considération éclatante car on les traitait comme des pairs. Au mois de juin 1784, ils accompagnent le Premier président du Conseil souverain en visite chez le gouverneur du Roussillon, le maréchal de Noailles, à Saint-Germain-en-Laye puis à Versailles. Ils assistent aux audiences du Parlement de Paris. Jaume noue de nombreuses relations. Voici ce qu’il écrit dans ses notes : « je connaissais déjà presque tous ces avocats de Paris, et ils me connaissaient sans nous être vu. » Connaissance et reconnaissance réciproques. Fossa, d’une certaine manière, est l’homme d’une séquence favorable de l’histoire du Roussillon. Il s’éteint avant que n’intervienne la rupture radicale entraînée par la Révolution, avec entre autres la suppression du Conseil souverain et de l’université.

Fossa, un homme des Lumières

Ne nous trompons pas cependant. La « pénétration française » dans la société a été moins profonde et plus inégale qu’on a pu parfois le penser, les pratiques et les relations sociales restant peu modifiées. Des différences existent entre Perpignan, les bourgs et les villages, entre les vallées aussi, ne serait-ce, au fil du XVIIIe siècle, qu’à cause de l’ouverture sur l’extérieur, de la fréquentation par les étudiants d’universités comme celles de Toulouse et de Montpellier. Même les individus les plus proches du pouvoir, qui s’exprimaient en français, restaient profondément catalans dans leurs pratiques quotidiennes. Fossa rédige ses brouillons en catalan. Il pensait donc moins en français qu’en catalan. Ce n’était pas une spécificité roussillonnaise. Il en était de même dans de nombreuses provinces françaises. Les élites n’en ont pas moins été très sensibles aux Lumières. Un ensemble de facteurs y ont concouru. Pour en saisir la conjonction – elle fait du cas du Roussillon un cas extrêmement original – et comprendre l’attitude des nouveaux régnicoles, il convient de prendre un peu de champ. Premier facteur, décisif, sur lequel on insiste peu : la disparition de l’Inquisition en Roussillon. Louis XIV n’avait pas donné de successeur à l’inquisiteur en titre après son décès… Par contraste, on peut voir combien l’Inquisition entrava l’Illustració en Espagne au XVIIIe siècle. Avec la prise de Barcelone en 1714 et la Nova Planta le Principat perd temporairement sa capacité d’attraction. Au même moment la France, sur le plan des arts, de la production intellectuelle et littéraire, de la langue aussi parlée par toute l’Europe éclairée, devient un phare avec, tout au long du siècle, une production immense, de qualité, largement diffusée, alors que la Catalogne est comme frappée d’asthénie. La bibliothèque de Fossa où figurent les principales œuvres classiques mais fort peu d’ouvrages en langue catalane constitue un excellent exemple à cet égard. L’amélioration des communications routières avec le royaume n’y a pas été étrangère, une ligne de messagerie parvenant jusqu’à Perpignan. La diffusion de la franc-maçonnerie témoigne de l’adhésion aux nouvelles formes de sociabilité répandues dans le reste de l’Europe. Neuf loges ont été identifiées à Perpignan, une à Thuir, une autre à Vinça, sans compter les loges militaires. Ce nombre est très élevé pour une ville comme Perpignan dont la population ne dépasse 10 000 habitants qu’au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le rôle du maréchal de Mailly dans sa diffusion a été déterminant. La date de la création de la première loge, la Sensibilité, en 1734, très précoce, est cependant antérieure à sa nomination comme commandant en chef de la province. L’influence de la franc-maçonnerie – elle n’hésite pas à la manifester – se devine par exemple dans le bâtiment de l’université construit après 1759 ou après 1780 dans le plan de la ville nouvelle de Port-Vendres. Tout à ses recherches sur les monuments de l’histoire du Roussillon, Fossa paraît moins impliqué que d’autres dans les réseaux académiques du royaume. Il se signale cependant par ses liens renoués avec les sociétés de pensée du sud des Pyrénées concrétisés par son élection à l’Académie des Belles Lettres de Barcelone. Son discours de réception en 1780 est très éclairant. Modèle du genre, il est celui d’un homme des Lumières. Rien ne manque du vocabulaire et de l’esprit de celles-ci (talents, vertu, raison, mérite, utilité…). Il commence par célébrer l’Académie, fleuron « des plus célèbres Académies de l’Europe », « corps lumineux qui éclaire la nation catalane », dont la fonction, comme toutes les académies, est de discerner les mérites, les vertus, les talents et d’élever à une noblesse différente de la « noblesse martiale », seule reconnue naguère, qui, à la force des armes, substituerait la domination de la raison, « l’art de penser juste, de bien écrire, de bien parler », des qualités appelées à se répandre dans tous les états, c’est-à-dire dans l’ensemble du corps social. Fossa ne manque pas de rappeler les liens qui l’attachent à la Catalogne voisine, ses ascendances familiales dans le haut Vallespir, la fraternité entre les Roussillonnais et les Catalans en raison d’un droit partagé et réciproque de naturalité, ses travaux d’histoire et de droit public qui l’ont en quelque sorte naturalisé de l’autre côté des Pyrénées. Pour bien saisir le sens de cette réflexion ainsi que celui de son « adoption » par l’Académie des Belles Lettres il faut se souvenir que le décret de la Nova Planta avait considérablement réduit dans le Principat le champ d’application du droit public ancestral. On ne peut manquer de mettre en regard l’élection et l’anoblissement. L’une et l’autre distinguent le même domaine de compétence et d’excellence en des termes quasi identiques. L’élection élève à la noblesse académique, l’anoblissement à celle du mérite par la grâce royale. Notons l’emploi du possessif par le garde des sceaux lorsqu’il annonce destiner les chartes transmises par Fossa « à perfectionner notre histoire ». Ce notre signifie reconnaissance de la diversité des sources juridiques du royaume et addition des catalanes à celles-ci. Fossa était trop fin juriste pour ne pas en percer la portée symbolique. Il signifiait un degré supplémentaire de l’insertion du Roussillon dans le royaume, laquelle ne serait plus seulement territoriale. Cette esquisse ne saurait aborder, voire évoquer succinctement, tous les aspects de la carrière de François Fossa. Intelligence précoce, il s’impose rapidement comme un des maîtres les plus éminents de l’université en plein renouveau. Sa notoriété, acquise par sa connaissance du droit public catalan, lui vaut d’être accueilli à l’Académie des Belles Lettres de Barcelone et anobli par Louis XVI. Cas unique en son temps d’une reconnaissance pareille des deux côtés des Pyrénées. Fossa a cependant moins contribué à façonner son temps qu’il n’en a été le produit. Par là il en est le révélateur pertinent et l’éclaire. L’instant même de son décès est saisissant. Depuis deux jours les privilèges féodaux sont abolis, ceux des ordres, des provinces, des villes, des corporations, vont l’être dans la foulée. Soit la suppression de la noblesse, et pour le Roussillon l’abrogation de son statut, de son droit particulier, de ses institutions publiques, privées, religieuses. Une transformation encore plus radicale pour la province qu’elle ne le sera pour le reste du royaume. François Fossa s’éteint quand un monde – son monde – s’apprête à disparaître.

Gilbert LARGUIER

Précédent
Précédent

Rue Fontaine Na Pincarda

Suivant
Suivant

Des hommes et le Roussillon