Matanya Ophee (1932-2017) : une vie pour la musique de guitare

À travers le monde, de nombreuses personnes se souviennent de Matanya Ophee, mais leurs idées diffèrent sur lui. Il était actif dans de nombreux domaines ainsi qu’à propos de divers personnalités.

La communauté mondiale des collectionneurs, savants et interprètes de guitare se souvient de Matanya pour sa contribution précieuse à notre connaissance de l'histoire de la guitare, de sa musique et de ses compositeurs. Le prix de leadership industriel 2011 qu'il reçut de la part de la Guitar Foundation of America est éloquent. Il y a tout juste un an, à l'été 2017, il a été distingué Président Honoraire de l'association Les Amis de François de Fossa, qui met en valeur le compositeur-guitariste dont la notoriété récente s'est imposée grâce à la découverte et aux recherches de Matanya. D'autres se souviennent de lui en tant que camarade pilote pendant de nombreuses années au sein de la grande compagnie US Airways. Ceux qui vivent depuis longtemps dans sa Jérusalem natale se souviennent peut-être d'un adolescent joyeux vendant des livres au porte à porte dans les années 1940, d'un opérateur de presse d’imprimerie ou d'un chauffeur de camion 18 roues.Sa vie fut vraiment extraordinaire. Pilote de combat dans l'armée israélienne, en 1956 il a survécu à la campagne du Sinaï (lors de l'Opération Kadesh). Devenu un guitariste classique, il a développé un talent de chercheur passionné des trésors oubliés des répertoires de guitare européens post-napoléoniens  et a créé la société d'éditions de musique de guitare de renommée mondiale – les Éditions Orphée. Il est l'auteur de nombreux articles dans diverses langues et d’un livre fondamental sur l'histoire de la musique pour guitare : Essays on guitar history livre extrêmement intéressant et prenant,contribution majeure dans le domaine de la guitare. L’homme a appris le russe juste en ayant lu Le Maître et Marguerite de Mikhail Bulgakov dans sa version originale ! La découverte de François de Fossa était l’un de ses projets les plus importants, celui qu’il chérissait le plus. Il n’y a guère de précédent dans la recherche musicale. Chaque chercheur serait heureux de trouver une composition inconnue ou une lettre d'un compositeur. Mais retrouver un compositeur entièrement méconnu et restaurer sa biographie et son travail créatif est une chance difficile à croire, une combinaison rare de vastes connaissances, de capacités de recherche audacieuses, d' instincts et de trouvailles qui récompense un héros aventureux. Sa curiosité sans bornes l'a amené à Perpignan, où il a découvert l'histoire de la famille de Fossa et vingt-sept ans de correspondance du compositeur avec sa sœur Thérèse Campagne, 300 lettres - encore une chance inouïe. Toutes ses connaissances se sont accumulées parallèlement à des informations sur les éditeurs de musique, aux catalogues de bibliothèques et aux annonces de ventes aux enchères, ainsi qu'à des comparaisons graphologiques d'écrits afin d'identifier le copiste ou le possesseur, des juxtapositions de dates et de lieux de toutes les personnalités de son histoire, etc. Comme il le disait souvent à propos de ses recherches, il souhaitait  s'identifier aux objets de ses investigations et se sentir comme s'il avait vécu à côté d'eux. Quoi qu’il en soit, l’étude minutieuse de centaines de livres dans des bibliothèques et des archives musicales du monde entier a permis à Matanya de construire la biographie de De Fossa et de rassembler la quasi-totalité de ses compositions jamais mentionnées jusqu’alors. Il les a toutes publiées. De Fossa, un grand amateur de Luigi Boccherini, a également conduit Matanya Ophee à la découverte de son œuvre. Compositeur italien,auteur de nombreuses œuvres de qualité et populaires, notamment pour guitare, Boccherini était très en vogue. Il a réalisé lui-même de nombreux arrangements de ses œuvres pour différents ensembles instrumentaux et a souvent réutilisé les mouvements préférés de ses différentes pièces dans de de nouvelles compositions musicales. Ses clients en étaient très heureux, mais pour les chercheurs, c’est un sacré défi de cataloguer ses travaux et de comprendre les correspondances entre tel mouvement et telle composition originale. Matanya a également contribué à cette recherche. En fouillant dans les archives de Perpignan, Paris et Madrid, il a retracé la correspondance entre Louis Picquot, un collectionneur passionné des manuscrits de Boccherini et de sa biographie, et la marquise de Benavent, l’une de ces nobles ayant commandé divers arrangements à Boccherini. Fernando Sor – le plus célèbre compositeur français de guitare du XIXe siècle – fut un autre objet de recherche de Matanya. C'était un grand défi. En tant qu'éditeur, Matanya a toujours fourni les informations sur les œuvres qu'il a publiées. Mais il est apparu que les premières éditions de la musique de Sor n’étaient pas toujours claires quant aux dates des compositions, à leur numéro d’opus, à l’identité des dédicataires, aux sources des thèmes musicaux dans les cycles de variations, etc. Parfois, l’auteur lui-même posait question. Matanya s’illustra davantage à la recherche de tous ces détails. Comme il le disait souvent, les détails jettent une lumière sur la biographie d'un grand guitariste, et révèlent les problèmes politiques de l’Espagne post-napoléonienne, la saga de l’exil politique de Sor, etc. Le court séjour de Sor en Russie a amené Matanya à Moscou où légendes et anecdotes locales ont souvent remplacé des éléments d’information. En effet, qui croira aujourd’hui que Ferdinand Sor a été tellement impressionné par le jeu du célèbre guitariste russe Mikhail Vyssotsky, que, par désespoir, il a démoli sa propre guitare sur le piano à queue. Selon une autre version, il l’a cassée sur la tête de Vyssotsky. Bien sûr, aucune de ces anecdotes n'était vraie. Des sources russes ont attribué à Sor la première utilisation de certains airs russes comme thèmes pour des variations. Matanya Ophee a révélé qu’on pouvait en attribuer la préséance au violoniste Bernhard Romberg. Il y avait aussi un dédale d'arrangements. N’oublions pas que les Russes jouaient –et beaucoup jouent encore– sur une guitare à sept cordes. Cela signifie que tout le répertoire populaire des guitares occidentales pour guitare à six cordes devait être réorganisé à l’usage des Russes. Il n’est donc pas étonnant qu’un autre guitariste Andrei Sychra ait arrangé les œuvres de Sor et inversement. Les deux noms apparaissent en tant que compositeurs dans différentes éditions. Qui a plagié qui ? Et enfin Matanya fit ressurgir Nikolai Petrovich Makarov (1810-1890), personnage fascinant et figure remarquable de l’histoire de la musique pour guitare, ajoutant ainsi un important chaînon manquant au paysage musical européen du milieu du XIXe siècle. En tant que guitariste, Makarov était généreux et un grand passionné, un véritable virtuose, avec une oreille délicate et un goût sensible. Il était enthousiasmé par la recherche du meilleur répertoire et des instruments de la meilleure qualité. Alors, après s'être familiarisé avec le monde des guitares européennes et avoir compris qu'il était en train de connaître une certaine stagnation dans la maîtrise du répertoire et de la production d'instruments, il organisa à Bruxelles (1856) un concours international qui fut un évènement historique très stimulant. Makarov possédait une merveilleuse collection de guitares des meilleurs maîtres luthiers européens et russes. Enfin, il a laissé des mémoires passionnantes et très instructives. Matanya en a fait une traduction révisée qu’il a publiée. Matanya a beaucoup réfléchi à la pratique du concert d’aujourd’hui. Il disait que la guitare est un instrument de chambre. Le salon est son environnement naturel. De plus, à son âge d'or, dans la première moitié du XIXe siècle, la règle était d’associer divers artistes interprètes, en alternant souvent les instrumentistes et les chanteurs. Ainsi, lorsque différents musiciens se mêlent au sein d'un même événement musical, cela permet d’éviter une certaine monotonie. Certes, plus il y a de participants, plus les honoraires sont faibles. Mais cela nous ramène au noble passe-temps d'amateurs éclairés, à l'origine de la musique pour guitare. Peu de gens savent peut-être que « Ophee » était un pseudonyme qui signifie « Caractère » en hébreu ; C’était en effet un homme de caractère. Son véritable amour était la guitare et le choix de son pseudonyme n’était pas sans allusion au mythologique Orphée et à sa lyre dorée, l’ancêtre supposée de la guitare. Matanya, cependant, est son nom d'origine, et cela qui signifie « donner ». Il a incarné ces noms à merveille, avec dignité, avec amour pour les gens et pour la musique. Matanya aimait citer l’aphorisme de Blaise Cendrars, qui a changé sa vie : « On n'a pas besoin de beaucoup de talent ni de connaissances. Tout ce qui est requis est un amour pour ce qui est vrai, une curiosité profonde et un sentiment d'être. »


Marina RITZAREV (2018)
(traduit de l'anglais par Jean-Claude Aciman)

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